28 mars 2024

La terre en tant que bien commun

L’agriculture fut un secteur préservé de l’intrusion étatique depuis sa naissance, il y a dix mille ans, jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945. A partir de cette date fatidique, nous pouvons affirmer sans exagération que le champ agricole est devenu le terrain le plus fréquenté par l’Etat en comparaison de tous les autres champs de la vie économique et sociale. En un peu moins de 70 ans, le rouleau compresseur étatique a réussi l’exploit de transformer un secteur libre, autonome et individualisé en une véritable machine collective et programmable. Dans le même temps, des agriculteurs astucieux, réactifs aux stimuli naturels, responsables et indépendants ont été changés en employés incurieux, ignorants du bon sens terrien, et serviles encaisseurs de primes.

Car il a été décidé, à l’échelle de tout un continent, d’appliquer à l’agriculture le système d’exploitation industrielle, et d’imposer par la force de la loi la métamorphose de toute une profession ainsi que l’abandon d’une logique professionnelle pourtant historiquement validée. En effet, cette révolution subie ne peut pas être comparée à l’essor de l’industrie, qui, a contrario, a été portée par le libéralisme et l’esprit d’entreprise. Si le développement de l’industrie à la fin du 19ème siècle correspond à la production de biens nouveaux par un processus nouveau, la révolution agricole se matérialise à la fin du 20ème siècle par la production de biens identiques par un processus nouveau. Ainsi, dans le premier cas, nous sommes bel et bien en présence d’un phénomène d’essence purement individuel, que l’Etat, bien entendu, cherchera rapidement à encadrer et réglementer pour satisfaire à sa propension hégémonique et autoritaire, alors que dans le second cas, nous assistons à un processus quasiment inversé où c’est l’Etat lui même qui, par l’intermédiaire de son appareil technocratique (pour la mise en forme) et de son bras législatif (pour la mise en place), va imposer et créer les conditions du changement.

Quelque soit le jugement que nous pouvons porter sur la situation actuelle de l’agriculture, il est important de bien avoir à l’esprit que c’est l’Etat, et l’Etat seul, qui porte toute la responsabilité des différentes composantes du secteur, que ce soit les conditions et le niveau de vie des agriculteurs, la qualité des aliments proposés au consommateur, leur traçabilité, leur prix et, d’une façon générale, toute l’information liée au domaine agro-alimentaire. L’abandon forcé de la polyculture-élevage au profit d’un mode monocultural intensif et productiviste, la soumission de toute une profession aux industriels amonts (fabricants de matériel, d’engrais et de produits phytosanitaires) et aux commerçants avals (grande distribution, import-export) est l’œuvre magistrale et exclusive de l’Etat qui, grâce à un cocktail machiavélique de lois contraignantes et de primes incitatrices, est parvenu à transformer l’exploitant agricole indépendant en un fonctionnaire zélé de la Politique Agricole Commune (PAC).

C’est ainsi que le revenu de l’agriculteur s’éloigne progressivement de la logique entrepreneuriale pour se rapprocher de la logique salariale, voire du système de l’assistance sociale. Le niveau moyen de subventionnement de l’agriculture française est publié annuellement par l’INSEE et montre que le soutien au secteur agricole est de 9,7 milliards d’euros (soit 2,5 milliards d’aides directes, 7,2 milliards d’aides découplées chiffres 2009) pour un chiffres d’affaires global de 60,6 milliards (soit 16%). Nous pouvons également comparer le montant global de ces aides à la valeur ajoutée de l’agriculture (35,0 milliards), soit 27,7% et en conclure que près du tiers du revenu des agriculteurs est constitué d’allocations de l’Etat. Le métier d’exploitant agricole, qui, avant intrusion de l’Etat, consistait simplement à travailler la terre et élever du bétail (labourage et pâturage…) comporte, après intrusion, une activité non subsidiaire consacrée au remplissage de formulaires administratifs et de pointage bancaire des virements du FEAGA. Ce temps passé, relativement faible en quantité, s’avère néanmoins extrêmement rentable quant aux sommes générées, bénéficiant en tout cas d’un rapport gain/effort totalement hors d’atteinte de celui résultant du temps passé aux champs. Sans compter, que grâce à la petite merveille bureaucratique dénommée « découplage », les aides compensatoires européennes sont, depuis 2006, en effet versées en fonction d’une référence historique (moyenne des aides perçues entre 2000 et 2002), et non plus en fonction d’une production à l’hectare. Ceci revient à dire que chaque agriculteur touche le même montant quelles que soient les végétaux qu’il cultive sur ses parcelles, même s’il les laisse en jachère, et que la terminologie de cette affaire, qui s’est longtemps cherchée dans le maquis des dénominations (aides, primes, allocations, subventions, compensations, soutiens, rétributions, etc..) a enfin trouvé sa voie, en parfaite cohérence avec le système étatique de déresponsabilisation globale de l’individu, celle du « droit à ». Ainsi, en parfaite conformité avec le procédé magique de la société providence qui métamorphose les devoirs en droits, la mission culturale du paysan a été remplacée par un Droit à Paiement Unique (DPU), venant s’ajouter à la déjà longue liste des droits inaliénables de l’individu industrialisé tels le droit à la santé, à la retraite, au logement, au travail, aux voyages, à la consommation, à la mer, au ciel bleu et au bonheur. En termes clairs, le principe du découplage signifie que l’exploitant agricole a droit à une rente de l’Etat inconditionnelle, et proportionnelle au nombre d’hectares qu’il possède.

En 2004, le ministère français de l’Agriculture a dévoilé pour la première fois certaines données concernant les principaux bénéficiaires des allocations de la PAC sur un total de 9,5 milliards d’euros attribués à la France, premier pays bénéficiaire en volume[]. S’agissant des grandes cultures, les dix plus gros bénéficiaires touchent au total 6 millions d’euros (le plus gros chèque, qui s’établit à un montant de 872 108 €, ayant été versé à une société anonyme de production de riz en Camargue). En élevage, les 10 plus gros bénéficiaires ont touché au total 2,6 millions d’euros, avec en tête de liste une exploitation située en Haute-Vienne, pour un montant de 432 286 €. En avril 2009, on a pu connaître les montants reçus pour tous les bénéficiaires de la PAC en France. Cependant un arrêt de la Cour de Justice de l’UE, consécutive à une démarche luxembourgeoise, a invalidé en 2010 la réglementation de l’Union sur la publication des informations relatives aux bénéficiaires de fonds européens agricoles. Beaucoup d’États membres (dont la France) ont alors retiré l’accès public aux informations nominatives, les informations statistiques restant disponibles[. .].

Au niveau structurel, l’Etat appose également sa chape de plomb en contrôlant les transactions foncières par l’intermédiaire des SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et l’installation des jeunes agriculteurs par le système des DJA (Dotations aux jeunes agriculteurs). Créées en 1960, les SAFER, par le jeu de leur droit de préemption sur toutes les transactions de propriétés rurales bâties ou non bâties, et de ré-affectation à la tête du client, font la loi sur tout le territoire sous couvert de leur mission d’origine ayant pour objet d’éviter une concentration des exploitations chez les propriétaires les plus fortunés. En bonnes filles de l’Etat qui avance masqué, ces établissements disposent d’un statut juridique sui generis, découlant de la loi de 1960 et de la jurisprudence afférente, qui les placent à la frontière entre droit public et droit privé. Ce sont ainsi des sociétés anonymes, à caractère professionnel, placées sous contrôle de l’État, ….. et sans but lucratif (!). En réalité, leur mission consiste à contrôler que les acquisitions rurales soient bien effectuées par des candidats offrant toutes les garanties de mise en œuvre, ou de maintien d’un mode d’exploitation industriel, intensif et productiviste. Enfin, cet encadrement drastique est complété par l’octroi de primes d’installation conditionnées par un plan de développement répondant aux critères voulus par l’Etat ainsi que la possession d’un diplôme agricole de niveau IV ne pouvant, comme de bien entendu, être obtenu sans une approbation servile des théories de l’agriculture industrielle par l’étudiant qui le sollicite.

Au delà du jugement sur la validité de l’application forcée d’un modèle étatique sur un secteur d’activité historiquement géré de façon libérale, il importe surtout d’évaluer les résultats objectifs de cette main mise de l’Etat sur la production agricole. La conséquence la plus aveuglante de cet asservissement est la dépendance absolue de l’agriculture étatique à la filière capitalistique des hydrocarbures, situation qui serait sans doute toute autre si ce secteur avait gardé son autonomie. Au contraire de la polyculture élevage qui optimise le cycle naturel, fournit une fumure organique, pratique la rotation des cultures, l’assolement et minimise les besoins de mécanisation, la monoculture industrielle bouscule la nature, utilise des tonnes d’engrais, de fongicides et de pesticides chimiques (fabriqués à partir de gaz et de pétrole), et a recours à des engins toujours plus puissants et gourmands en gas-oil pour remuer une terre toujours plus compacte et plus desséchée. Cette agriculture fossile, en total contradiction avec les vœux pieux de durabilité régulièrement distillés par la propagande étatique, n’a malheureusement (ou heureusement) aucun avenir tant sur le plan technique que sur le plan stratégique. Au plan technique, en effet, les méthodes intensives, maintenant généralisées depuis soixante ans sont en train de produire leurs effets dévastateurs sur la terre arable et les taux de fertilité de certains sols sont en train d‘amorcer une régression qui ne peut que préfigurer une fuite en avant fatale qui pourrait se définir de la façon suivante : toujours plus de puissance mécanique, toujours plus d’engrais chimiques, toujours plus de pesticides de synthèse, pour toujours moins de rendement en production alimentaire. A ce triste tableau, vient s’ajouter une faillite stratégique prévisible, liée la raréfaction prochaine et inéluctable de l’énergie fossile sur laquelle est fondée le modèle étatique. Car il est un fait indiscutable que la déplétion pétrolière signifiera bientôt la disette de carburant pour les tracteurs et les moissonneuses, le manque d’engrais, de pesticides et de fongicides pour les terres, autrement dit l’écroulement du système intensif à haute énergie fossile sans que, pour autant, une autre source soit dores et déjà identifiée comme capable de lui succéder (voir dans l’ouvrage L’imposture écologiste, la critique du mirage des biocarburants comme produit de substitution au pétrole).

L’Etat porte l’entière responsabilité du dynamitage de la polyculture élevage et de l’implantation autoritaire de la monoculture intensive. L’application aveugle du modèle industriel à l’agriculture ne répond à aucun critère irréfutable puisqu’il est prouvé par de nombreux exemples tant viables que durables, que le maintien d’une agriculture raisonnée, alliant le bon sens rural traditionnel à certaines améliorations pratiques est capable de fournir un meilleur revenu à l’agriculteur (ce qui reste quand même le but premier !) et une plus grande qualité de vie, tout en dégageant des rendements compatibles avec la fourniture suffisante d’aliments pour le reste de la population. Le modèle agraire étatique est naturellement voué à l’échec, et ne pourra déboucher que sur une infertilité environnementale qui laissera le secteur exsangue, démuni et contraint de se reconstruire tout seul. Si nous ajoutons, en prime, les difficultés prévisibles d’approvisionnement des grandes villes par suite de l’inévitable phénomène de relocalisation des productions, c’est un bon zéro pointé qu’il convient d’attribuer à l’Etat pour l’ensemble de sa politique agricole.

Vers un revenu de base fondé sur le territoire national

La terre agricole n’est pas un bien comme les autres car elle n’est pas le produit d’une action de l’homme. A la différence d’un objet industriel, ou d’une construction immobilière elle est un legs de la nature, une dot gratuite dont les règles d’attribution initiales ne sont écrites nulle part si ce n’est dans les livres d’histoire relatant les différents épisodes des guerres humaines pour l’invasion et la conquête du territoire d’autrui. Fort de cet enseignement millénaire qui relativise singulièrement la notion de droit de propriété sur le foncier, il pourrait sembler équitable de considérer qu’à partir du moment où un territoire est à peu près stabilisé entre les mains d’un groupe d’individus sans être sensiblement contesté par le reste du monde, ce territoire puisse être réparti en parts égales entre tous les membres du groupe.

Or, c’est tout le contraire auquel nous assistons, et ce malgré une succession d’évolutions et de révolutions censées aller vers toujours plus de justice entre les hommes. La terre, don naturel et indéterminé, qu’elle soit à vocation agricole ou non, est concentrée entre les mains d’une minorité au mépris de toute logique et de toute équité. Une société telle que nous la concevons, libre, responsable et solidaire se devrait de considérer le territoire national comme un ensemble appartenant à tous. Cet ensemble, qui constituerait le bien commun et inaliénable de la collectivité, ne serait pas pour autant utilisé par tous, une distinction opérationnelle devant être faite entre le propriétaire et le gestionnaire d’une surface donnée.

Un principe fondamental devrait être inscrit dans la constitution attribuant à chaque individu, dès l’âge de sa majorité, une part égale du territoire, un peu à l’image des « tantièmes » de copropriété. La surface théorique attribuée à chaque individu serait recalculée chaque année en fonction des décès et des nouveaux accédants à la majorité. A titre d’exemple, la France couvrant 550.000 km² (soit 55 millions d’hectares) pour une population majeure de 55 millions d’individus, chaque français serait propriétaire de 1 hectare. Les utilisateurs de surface, c’est à dire principalement les agriculteurs, mais également tous les autres, auraient un statut de locataire et ne pourraient jamais acquérir la terre, celle-ci étant inaliénable en tant que bien commun. Les encaissements des montants des baux, fermages et locations seraient centralisés par un service public, qui redistribuerait la somme globale en parts égales à tous les individus, constituant ainsi un revenu de base garanti, inaliénable et inconditionnel.

Pour ce qui concerne l’accès à l’utilisation, des modalités de type bail emphytéotique pourraient conférer au preneur un droit réel sur la chose donnée à bail, mais pas la propriété. Chaque individu pourrait également exiger à tout moment de se voir attribuer l’exploitation d’une surface égale à son tantième, celle-ci étant retirée légalement à un locataire tiré au sort. Il conviendrait également d’introduire un élément de pondération en fonction de la valeur locative des terres pour le calcul de convertibilité du tantième standard en surface réelle considérée.

Laisser un commentaire